S'il y a trop de bouchons, c'est qu'il y a trop de bagnoles !


Quand notre Collectif pour des alternatives à l’élargissement de l’A480 s’est constitué, fin 2017, et a commencé à se pencher sur le dossier de Déclaration d’Utilité Public du projet A480/Rondeau à Grenoble, à contacter du monde et à se dire qu’il fallait sérieusement se bouger contre ce projet, on peinait à s’imaginer ce que serait un tel chantier dans le paysage grenoblois. Un peu plus de trois ans plus tard, plus besoin de faire travailler l’imagination, tout est concrétisé, ou presque. Alors, maintenant que Goliath a gagné, David a envie de revenir sur ce combat, pour tenter d’y voir plus clair sur les raisons de cet échec et pour en tirer des leçons : qui sait, ça servira peut-être à d’autres ?


La lutte contre le projet d’élargissement de l’A480 : retour sur 3 ans de bataille…

Au niveau de Catane, le ruban d’asphalte, noir, lisse, impeccable, souligné par le balisage de chantier, matérialise ce qu’est concrètement l’élargissement de l’A480 : des dizaines d’arbres abattus, des centaines de milliers de m³ de terrain terrassés et remodelés, du béton coulé dans les ouvrages et du bitume déversé sur le sol. Tout ça sur un espace coincé entre la ville, et notamment des parcs, des gymnases, des écoles Vallier, des industries et des immeubles d’un coté, et le torrent du Drac de l’autre. De jour comme de nuit, par tous temps et en dépit de la crise sanitaire, le ballet des engins de BTP a rythmé la vie du chantier, et celle des riverains, et s’est matérialisé par des changements réguliers dans les pistes d’accès ou les voies de circulation temporaires, de nouveaux reliefs créés par telle bretelle d’accès ou par tel mur anti-bruit ont. Si on met de coté les impacts pour ces derniers, surtout en période estivale où on a envie d’avoir les fenêtres ouvertes chez soi, nul doute que le déroulement du chantier permettra à AREA de réaliser une belle vidéo « time-lapse » montrant l’avancement du chantier et faisant la promotion du savoir-faire de l’entreprise : quand on a un budget de 300 000 000 d’€, on ne lésine pas sur la communication.

Tout d’abord, pourquoi nous nous sommes mobilisés ?

Tout a commencé dans la cour d’école, ou presque… A la base, nous sommes plusieurs à avoir des enfants fréquentant différents établissements (écoles, crèche…) entre Catane et Berriat, et à qui l’annonce de l’enquête publique relative au projet d’élargissement, diffusée sans trop de bruit en novembre 2017, a mis une bonne claque. Merde, il y a encore, au 21ème siècle, des gens qui pensent qu’élargir les routes solutionne les problèmes de mobilités ? Ben oui, et il y en a beaucoup que cette vision simple et basique satisfait, à commencer par ceux qui ont gros à gagner en faisant rouler toujours plus de bagnoles, comme les concessionnaires autoroutiers.

De notre coté, une des raisons pour lesquelles on a refusé de gober ce fantasme des bienfaits de la « fluidification de l’A480 » tiennent évidemment à l’idée insupportable que nos gamins grandiront à coté d’un tel aspirateur à voitures : qui peut réellement accepter ça comme quelque chose de « normal » ? Autre motivation à s’engager : la proximité géographique du lieu de lutte, et le fait que là, à deux pas, un tel scandale se trame, tout cela rend forcément les choses plus palpables. Après, il est clair qu’ayant la « chance » de vivre et de travailler en ville, on ne se retrouve pas régulièrement coincés dans les embouteillages monstrueux de l’A480. Et, il faut aussi le dire, on a peut-être plus de temps libre, et moins de soucis du quotidien, que d’autres riverains de l’autoroute plus au sud…

Toujours est-il, qu’en quelques semaines, nous sommes passés de jeunes parents citadins sans histoire à des militants qui avaient trouvé un motif de s’activer et l’espoir de faire bouger les choses.

Qu’avons-nous fait ?

Dans un premier temps, il a fallu déjà prendre la mesure du projet : ça tombaient bien les 1300 pages du dossier de Déclaration d’Utilité Publique étaient justement là pour ça. C’est un euphémisme de dire que ce genre de document, bourré de termes techniques, de chiffres, de schémas, de cartes, est peu digeste et difficile à comprendre pour un novice… Heureusement, on a rapidement pu se rapprocher de gens compétents sur ces questions, qui nous ont permis de mieux comprendre les racines du projet : le plan de relance autoroutier, signé par Macron ministre de l’économie en 2015 pour satisfaire les appétits de profit des sociétés concessionnaires d’autoroute et de leurs actionnaires. Une de nos premières actions a donc été de faire ce que les pouvoirs publics ne faisaient pas, ou très mal, à ce moment-là : inciter les citoyen·e·s à s’intéresser à l’enquête publique pour la DUP, en en faisant comprendre les vrais enjeux. Les pro-élargissements, et en particulier la CCI de l’Isère, ne se sont pas gênés pour pousser à s’intéresser à l’enquête, notamment en diffusant des modèles de réponses toutes faites…

Une fois les choses lancées, le réseautage (autant auprès de « personnes bien informées » que des militants du climat ou d’autres réseaux associatifs) a permis de diversifier les forces-vives et notre panel d’interventions. Au final, nos actions ont été engagées sur les terrains juridique (avec un recours auprès du tribunal administratif suivi de deux référés, sans effet), médiatique (avec quelques unes dans le Dauphiné et les médias locaux classiques, et des articles dans Ici-grenoble ou Le postillon), et auprès de l’opinion publique (par des prises de parole lors des manif climat, au travers de pétitions, par des réunions d’information et grâce à une tribune de scientifiques soutenant notre lutte). Il faut croire que ces actions étaient pertinentes, car elles nous ont ouvert la porte du bureau du maire de Grenoble, qui nous a expliqué, autour d’un café et de croissants, qu’il aurait pu « se coucher » et faire capoter le projet… mais qu’une autoroute élargie, c’était quand même « beau et grand » et qu’on en a aussi besoin et qu’on va tous y gagner. Quant au président de la Métro, c’est son dir’cab qui nous a reçu : pas d’explications sur le retournement de veste opéré par son chef entre avant 2015, où il se disait clairement opposé au projet, et après, où il soutenait et finançait même le projet. Évidemment, nous sommes aussi allés sur le terrain lui-même, comme lorsque nous nous sommes couchés (pour de bon, nous !) devant les engins qui venaient abattre les arbres du parc Vallier-Catane, lorsque nous avons perturbé les réunions des « décideurs » à la CCI ou la préfecture ou encore lorsque nous avons fait, avec XR, une vélorution sur l’autoroute.

Pourquoi a-t-on perdu ?

Après 2 années d’intense mobilisation (en tout cas, c’est comme ça qu’on l’a vécu !), et une année 2020 de flottement, force est de constater que nous n’avons pas réussi à empêcher le démarrage du chantier et que l’autoroute élargie devrait être terminée d’ici quelques mois… Selon nous, plusieurs facteurs peuvent expliquer que cette lutte n’a pas abouti :

  • le fait que le projet était impulsé par des intérêts, politiques et économiques, qui dépassaient largement le cadre local, puisque c’est l’État et une filiale d’une multinationale du BTP dont les bénéfices se comptent en milliard d’€ qui ont poussé à ce projet ;
  • le fait que, comme ZAD, on a vu plus attirant que l’A480 : aux yeux de beaucoup, un territoire déjà urbanisé ne vaut pas vraiment la peine de se mobiliser, et il y a tellement d’autres causes plus engageantes ;
  • le fait que, d’un coté, la mobilité est un sujet complexe, de même que l’est un méga-projet d’infrastructure comme celui-là, et que, de l’autre coté, la simplicité de l’argument « ça bouchonne, il faut plus de route » fait mouche auprès de beaucoup de gens ;
  • le fait que la bagnole tient une place forte dans notre société : la plupart des habitants les plus impactés par l’autoroute pensent sans doute, comme une majorité de gens, qu’une vie sans bagnole n’est, de toute façon, pas possible ;
  • le fait que la municipalité de Grenoble ne nous a pas soutenu : calculs politiciens, peur ou flemme, sentiment d’impuissance, ou au contraire satisfaction d’avoir obtenu quelques concessions ?
  • l’échec de la piste juridique (deux référés rejetés, puis abandon du recours à l’été 2020), qui semblait la plus prometteuse et surtout la plus sérieuse, a clairement fait baisser le moral des troupes ;
  • et sans doute aussi, notre collectif de 5 à 20 ou 30 militants amateurs, selon les moments, n’avait pas toutes les ficelles du métier d’activiste, a appris en chemin et n’a sans doute pas toujours fait les bons choix…

Quelles leçons en tirer ?

En définitive, même si notre action n’a pas pu arrêter ce chantier titanesque, d’un point de vue personnel, nous avons pu comprendre comment cette dévastation a pu se produire, par quels moyens ceux qui veulent voir ce genre de projet se réaliser parviennent à leur fins, s’appuyant sur les faiblesses des politiques qui leur cèdent, souvent lors de réunions dans des salons feutrés, les manettes du bien commun. D’un autre coté, nous avons, sans plan de bataille prévu à l’avance, réussi à engager une belle dynamique collective, bâtie sur des convictions mais aussi des doutes et des remises en question fréquentes, et qui a permis de porter loin une parole que beaucoup gardaient pour elles et eux. Les efforts de notre collectif ont, on l’espère en tout cas, aussi contribuer à faire évoluer les mentalités : nul doute que le slogan « s’il y a trop de bouchons, c’est qu’il y a trop de bagnoles » rentrera dans le programme des candidats aux prochaines municipales !

Texte écrit à 2 mains, avec Christine (merci à elle !), pour la brochure de juillet 2021 de LUCSE