Le dernier kilomètre
Au risque de me répéter, c’est pas parce qu’on doit se rendre dans des lieux inaccessibles en transport en commun qu’on va se dégonfler et céder à l’appel de la bagnole : donc, après les Cevennes, un 2ème épisode, dans le Forez, entre fermes isolées, sylviculture intensive et montagne détrempée par la fonte des neiges. Retour sur un périple hivernal en famille où les derniers kilomètres du trajet, à pieds, ont ajouté une note originale au classique train-car pour ce genre d’itinéraire…
De Paris au coeur de l’Auvergne : grâce et déchéance du réseau ferré
Après une première étape de quelques jours à Paris, dominée par une Tour Eiffel noyée dans les nuages bas, on s’embarque pour la suite de notre périple de cette fin d’année 2021 : direction La Fortie, un hameau des hauteurs du Forez, près de Noirétable pour celles et ceux qui connaissent (en général, ça évoque une sortie d’autoroute…). Le train Intercité pour Clermont-Ferrand part de la gare de Bercy, à deux pas du Ministère de l’économie. Ce lieu de pouvoir est d’autant plus déprimant que la misère est bien présente dans le coin, jusque dans la gare qui fait plus penser à un terminal d’autocars des pays de l’hémisphère sud (pour ce que j’en connais en tout cas…) qu’aux gares monumentales de la Belle époque…
Un “Intercité”… Ca semble presqu’improbable dans notre pays où le TGV rafle, depuis plusieurs décennies, tous les moyens attribués au ferroviaire, ou presque : ses prouesses technologiques et ses records de vitesse font plus fantasmer nos élites que l’idée d’un réseau ferré et un maillage de gares qui irrigueraient tout le territoire de façon équitable, fiable et accessible… Toujours est-il que le train qui nous amène à Clermont-Ferrand représente un moyen de transport confortable, pas trop cher, sans les fioritures techno-connectées qu’on trouve dans le TGV. Le trajet Paris-Clermont dure 3h30, avec des arrêts à Nevers, Moulins et Vichy, et laisse tout le temps d’apprécier le voyage, de jouer, de bouquiner, de roupiller ou de se laisser aller à révâsser en observant les paysages, assez variés (même s’ils ne sont pas follichons en hiver, par ciel bas et gris, surtout quand on est habitué au relief accidenté des Alpes)…
A Clermont-Ferrand, le plaisir ferroviaire s’arrête net, brisé par l’idéologie techno-libérale qui fait préférer le car au train : la ligne reliant la capitale auvergnate à Saint Etienne par la vallée du Lignon, plus précisément le tronçon entre Thiers et Boën, n’est plus en fonction (voir le bout de carte ci-dessous… avec en rouge les voies ferrées abandonnées, ainsi que le tracé de notre itinéraire à pieds). Au-delà du fait qu’il s’agit de la portion de la ligne probablement la plus agréable en termes de paysages traversés, quelle tristesse de voir, depuis la route, les rails abandonnés, serpentant entre les versants boisés et la rivière, et ces gares de campagne abandonnées dans des coins où la bagnole est maintenant la seule possibilité de se déplacer…
Pour ce qui nous concerne cette fois-ci, le car qu’on prend pour arriver à Noirétable n’est pas surchargé, loin de là, visiblement emprunté que par des personnes qui n’ont pas d’autre alternative, trop jeunes ou trop vieux, trop pauvres ou trop esquintés pour conduire une voiture…
En rando dans les forêts du Vivarais
Nous voilà tous les 4, sacs au dos, godasses lassées et moral au top, à Noirétable, au début de notre “randonnée” : un arrêt de car tout neuf à l’abri de quelques platanes, sur un parking en bordure du bourg. Pas beaucoup de vie par ici, mais, au moins, on est à l’écart de la route principale, et, grâce à notre bout de carte topo (papier, oui), on finit par trouver le début de notre itinéraire : c’est parti pour environ 6 bornes, moins de 300 m de montée, un peu de descente, et plein de choses à découvrir !
Après être passés près de l’ancienne gare de Noirétable (qui accueillait même une gare de triage, vu la taille de la plateforme et les vestiges de voies encore en place), on s’engage, d’abord par une petite route puis une piste dans un fond de vallée pour finalement s’enquiller sur un chouette sentier qui remonte une colline. Les plaques de neige fondante alimentent le cours d’eau à côté, inondent les prés et transforment par endroit notre chemin en rivière : c’est rigolo de sauter d’un cailloux à l’autre pour éviter de se tremper les pieds, ou, au contraire, de sauter à pieds joints dans la flaque !
On crapahute dans un paysage varié, tantôt en forêt, tantôt entre des prés ou à côté de fermes ou de hameaux isolés, et la récompense des efforts est autant la vue qui se dégage au passage du col que les contacts avec les habitants du coin : oiseaux, vaches, moutons, ânes, un chien et quelques personnes. Le plus beau cadeau que nous offre cette campagne hivernale est toutefois clairement ce modeste buisson d’églantier (le cynorrhodon) sur lequel on glane, et on se régale, des fruits délicieusement préparés par les dernières gelées.
Le truc pas glop observé au cours de notre petite vadrouille est sans doute le fait de parcourir des forêts d’une seule espèce de résineux, où tous les arbres sont ratiboisés par des coupes à blanc. Ces saignées sur les versants font mal au coeur, on imagine les engins énormes bardés de technologie, gonflés au diesel, dégommer brutalement des dizaines d’arbres en quelques heures, laissant un sol décharné, sans vie…
Pourquoi… ?
Si on en revient à l’idée de départ de notre vadrouille, il est peut-être temps, maintenant qu’on sait comment on s’y est pris, de développer un peu sur le pourquoi d’une telle entreprise. Oui, pourquoi imposer à nos deux bambins une telle marche ? Pourquoi se priver de tout faire en bagnole depuis la maison jusqu’à la porte du gîte ? Pourquoi mettre 2 ou 3 fois plus de temps en combinant des modes de transport différents ? Mais, enfin, pourquoi donc se faire ch..r comme ça ?!
La réponse est loin d’être simple, univoque… mais peut-être que l’idée d’une certaine sobriété (inspirée, sans vraiment le vouloir de l’épicurisme…) est finalement ce qui guide notre approche de la vie en général. Il s’agit de trouver un plaisir naturel à la satisfaction d’un besoin nécessaire (ici celui de se déplacer) : quoi de plus simple et naturel que la marche ? Evidemment, nous ne sommes pas intégralement venus de Paris à Noirétable à pieds, et la partie “randonnée” de tout notre itinéraire ne concerne que les derniers km. Mais ce périple est autant un symbole qu’un engagement concret, un symbole qui vise à dénoncer un monde où la voiture a tellement tout envahi qu’on n’en voit plus les conséquences, même quand on ne l’utilise que pour des plaisirs. Un peu le genre d’aveuglement qui nous permet d’offrir à Noël des jouets pour enfants faits par d’autres enfants exploités loin de nous…
Ceci étant, si on dépasse cette vision un peu moralisatrice (et sans doute lourdingue pour beaucoup, désolé…), on peut aussi mettre en avant tout ce qu’il y a de positif dans cette approche : souci d’autonomie et d’indépendance, culture de la curiosité, goût pour l’aventure et l’observation… La carte ci-dessous synthétise un peu ces bons côtés au travers d’une évaluation (complètement subjective mais totalement assumée… en rouge les parties pas terribles et en vert le plaisir), de ce qui a fait pour nous la qualité de notre trajet à pieds : entendre le gazouillis des oiseaux, apercevoir un animal sauvage ou ses traces, papoter avec un habitant du coin au hasard du sentier, interagir avec une nature qui foisonne de tous ces “vivants non-humains” et sentir qu’on en fait aussi partie, mine de rien…
Au final, peut-être que nos enfants nous en voudront plus tard de les avoir traînés dans ces aventures, mais au mois ils auront vécu les prémices d’un monde qui nous semble plus désirable que celui qu’on se laisse imposer, souvent faute de se laisser aller à rêver…