Le train-train-vélo du quotidien


Voilà plus de 10 ans que je fais plusieurs fois par semaine un itinéraire varié, traversant centre-ville, campagnes et zones péri-urbaines : décrire les changements observés depuis la fenêtre du train ou la selle de mon vélo permet de revenir sur nos choix de mobilités, subis ou choisis, et leurs conséquences sur nos territoires, nos vies et les écosystèmes qui les supportent. Petit voyage au pied des Alpes et à travers notre train-train quotidien…


En guise de topo préliminaire

Habitant Grenoble et travaillant sur le campus du Bourget-du-Lac, mon trajet fait invariablement 1h30, porte-à-porte, pour une distance d’environ 90 km. Deux sections le composent (si on met de coté le km pour me rendre à la gare de Grenoble) : une première de 80 km par la ligne de train Valence - Grenoble - Chambéry - Annecy - Genève, et une seconde faite à vélo, au départ en ville puis sur route ou sur piste cyclable, d’environ 10 km, soit ~25 min, entre la gare de Chambéry et le site de Savoie Technolac, ma destination. Cadencé sur l’horaire des trains, je me permets parfois quelques différences d’itinéraires à vélo, au gré de mes envies ou des travaux sur la piste cyclable, et quand la météo est pourrie ou que j’ai vraiment la flemme, je laisse le vélo à Grenoble et fais en bus la seconde partie du trajet.

Passer 3h par jour pour se rendre à son boulot peut paraître excessif et inciterait à déménager ou à changer de boulot… Même si je ne fais ce trajet que 2 à 3 fois par semaine, le premier facteur qui rend largement supportable, et même attractif, ce rythme, c’est d’avoir un trajet en train de 45-50 min. Disposer de presque deux heures par jour, confortablement assis, à admirer Belledonne d’un coté et la Chartreuse de l’autre, avec de temps en temps le Mont Blanc qui pointe sa silhouette entre Pontcharra et Montmélian, est clairement un privilège… Et, lorsque je ne suis pas en mode contemplation, c’est autant de temps à roupiller, à bosser sur mon ordi ou discuter avec les autres passagers, habitués du trajet ou inconnus. Bref, c’est une chance d’avoir ce temps à disposition dans nos vies speedées !

Dernier détail : bien que l’aspect financier ne soit pas vraiment un critère pour moi, ce choix dans les modes de transport me coûte, tout compris (sans compter évidemment mes “contibutions indirectes”, via les impôts notamment, au fonctionnement du système ferroviaire ou à l’entretien des routes et pistes cyclables), environ 650 € à l’année, en prenant en compte le remboursement de 50 % par mon employeur de l’abonnement de train Grenoble <-> Chambéry et, en moyenne, 50 € d’entretien de mon vélo.

Pour situer le trajet, voici une carte interactive Open Street Map :


D’un paysage à l’autre

Si subjective que soit la démarche de décrire des paysages aperçus depuis la fenêtre du train ou depuis mon vélo, elle permet de brosser un reflet de ce qu’il se passe dans les lieux traversés : des territoires marqués par le déplacement quotidien de centaines de milliers d’entre nous, pour aller bosser, faire ses courses, amener les enfants, se distraire… Ces “trajectoires” individuelles et collectives, choisies ou contraintes, ont des impacts proches et lointains, en termes d’usage des ressources, de production d’externalités comme la pollution ou l’insécurité, ou d’artificialisation des sols. Avec 89 % des déplacements domicile - travail (en 2016, Observatoire des déplacements de l’AURG) effectués en voiture entre le Grésivaudan et la métropole grenobloise, force est de constater que les modes actifs ou les transports en commun sont à la traîne…

Pour revenir à mon trajet, il traverse grosso modo trois grands types de territoire, chacun ayant ses spécificités en termes de milieu (c’est-à-dire, d’une façon assez réductrice, le cadre : le climat, la topographie et la géologie) et de biodiversité (sous-entendu les habitants : les hommes et femmes, mais aussi les “vivants non-humains”, depuis la plus petite bactérie dans le sol jusqu’au loup, en passant par le maïs de culture dans la plaine et le chêne centenaire sur les pentes inaccessibles). Et chaque territoire vit au rythme de la circulation de ses habitant·e·s (humains, j’entends) : une mobilité du quotidien, bien imprégnée de décennies de tout-voiture, qui en dit long sur notre façon d’habiter ce monde.

Les parties urbaines du trajet

Les gares de Grenoble et de Chambéry sont toutes les deux situées en centre-ville, à proximité de du noyau urbain le plus ancien, datant, dans les deux cas, du Moyen-Âge, ou dans ces eaux-là. Ce “vrai” centre n’est pas visible depuis le train, et juste après avoir quitté la gare de Grenoble on admire plutôt les immeubles vaguement hausmanniens et l’immense et rectiligne cours Jean Jaurès à Grenoble. A l’arrivée à Chambéry, c’est un beau tunnel en pierres de taille enchassé dans le calcaire des Bauges qui accueille le train. Pas trop de béton aux extrêmités du trajet donc, mais plutôt un paysage urbain relativement peu modifié depuis au moins 150 ans, densement peuplé et artificialisé, animé à toute heure. Toutefois, même si la voiture y est moins dominante comme mode de déplacement qu’ailleurs, l’espace public a été complètement modelé pour la circulation automobile : l’emprise des voitures, qu’elles soient mobiles ou en stationnement, dans l’espace reste largement dominante. Et quand bien même la voiture n’est momentanément pas présente, le goudron et le béton qui permettent son usage sont bien là, eux…

Cette section “historique” du centre-ville fait rapidement place à un paysage urbain plus moderne, moins dense, moins artificialisé et donc plus vert, mais où les piétons et les cyclistes sont plus rares que dans le centre. A Grenoble, l’étonnante boucle que fait la voie ferrée autour de la ville par le sud permet de prendre la mesure à la fois de l’extension de la “péri-urbanisation”. Cette portion du trajet donne aussi à ressentir la contrainte que constitue le relief pour la ville, ce que cherche à montrer la carte ci-dessous, où l’urbanisation de la cuvette grenobloise (qui apparaît en orange) vient buter contre les flancs des montagnes, tandis que les polluants atmosphériques (ic les fortes concentrations de NO², qui apparaissent en rouge) sont concentrés dans la vallée, le long des gros axes routiers.

zones artificialisées à Grenoble

Coté Chambéry, l’arrivée en ville se fait par un secteur où le bâti ancien est en train d’être remplacé par des immeubles de standing : aménagements au tractopelle, lignes droites et surfaces nettes des bâtiments et des extérieurs, tout de béton, de goudron et de verre, avec une touche de bois et un vernis végétal dépareillé pour habiller les recoins. Ici la majorité de l’aménagement est calibré pour faire circuler et stocker les bagnoles, et tant pis pour les allées hésitantes, les vieux murs irréguliers, les potagers et les arbres fruitiers centenaires…

La campagne du Grésivaudan

Entre Gières et Montmélian s’étend le Grésivaudan : la vaste plaine où méandre l’Isère est, pour le géomorphologue que je suis, une source permanente d’émerveillement : comment s’imaginer les forces tectoniques qui, il y a plusieurs dizaines de millions d’années, ont surélevé Belledonne et plissé à ce point-là la Chartreuse ? Un peu plus proche de nous dans le temps, on est également pris de vertige quand on s’imagine que le “vrai” fond de cette vallée glaciaire, le socle rocheux, se trouve à plusieurs centaines de mètres sous nos pieds : la plaine actuelle n’est due qu’au remblaiement par les alluvions charriées par les glaciers et les cours d’eau dans un immense lac qui s’est petit-à-petit comblé. La géologie permet de relativiser un peu notre occupation actuelle de la surface terrestre : une péllicule de vie grouillant sur une croûte de béton, de goudron et de plastique et baignant dans un jus de produits chimiques, amenée à se réduire, un jour, à une mince strate marquant le Capitalocène ?

Quoiqu’il en soit, si le Grésivaudan a tout d’un paysage de campagne, avec sa brume matinale, ses clochers, ses champs de maïs, ses prés où broutent quelques vaches, et ses bosquets d’arbres, les milliers de lumières blanches et rouges, bien visibles dans la pénombre des fins de journée hivernale, montrent que c’est aussi le lieu de vie de nombreux travailleur·ses, pour la plupart employé·e·s à Grenoble ou dans son bassin. Autre particularité du Grésivaudan, celle d’être enserré entre deux massifs montagneux, dont les flancs sont bien plus attractifs que les bas-fonds brumeux : en hiver, on suit facilement les petites lumières blanches et rouges des habitant·e·s, en général les plus aisé·e·s, qui grimpent à l’assaut des versants par des routes étroites et sinueuses pour rejoindre leur maison éco-rénovée… Une autre fracture climatique et spatiale s’inscrit aussi entre l’adret, le versant chartrousin face au soleil, et l’ubac du piémont de Belledonne : devinez où sont installées les entreprises high-tech et où les piscines sont les plus nombreuses ?

Le péri-urbain bagnolard entre Chambéry et le Bourget

Quand on le traverse par la piste cyclable longeant la Leysse, on pourrait résumer le paysage de cette belle plaine alluviale (glacio-lacustre diraient certain·e·s), coincée entre les Bauges et la Dent-du-Chat et bornée au sud par l’agglomération de Chambéry et au nord par le lac du Bourget, par ses cotés champètres, des champs, des près, quelques bois et zones humides et des bourgs et villages. Si l’on descend du vélo un moment, qu’on met des lunettes plus objectives et qu’on enlève ses écouteurs, la réalité nous saute tout de suite à la figure : un vacarme assourdissant et ininterrompu produit par les km² de zones d’activités “irriguées” par un réseau dense de routes et d’autoroutes.

La plaine de la Leysse est couverte de centres commerciaux, d’entrepôts, de bâtiments d’entreprise et d’activités fortement consommatrices d’espace (dans le sens où cette consommation se traduit par une artificialisation prononcée) comme un aérodrome ou des concessionnaires automobiles. A cela se rajoutent un “technopole” (Savoie Technolac : le but de mon trajet quotidien), une autoroute avec un échangeur en cours d’agrandissement (courant 2022) et un péage king-size, ainsi qu’une piste cyclable, deux lignes ferroviaires traversent la plaine, l’une en direction d’Aix-les-bains, et l’autre qui file vers Lyon. Pour donner corps à une réalité géographique, il suffit de visualiser les superficies artificialisées par l’urbanisation d’une part (en rouge sur la carte), et par les infrastructures de transports, l’industrie et les zones d’activité (en violet : toutes ces données sont tirées de la base Corine Land Cover, année 2018) :

zones artificialisées plaine de la Leysse

Et, collés à la piste cyclable et à la Leysse et coincés (ou plutôt bien desservis) par la voie rapide, les 5 ha du concessionnaire Jean Lain étalent leurs parkings remplis des derniers modèles, illustrant à quel point la voiture est le moteur de l’activité de la plaine.

Pédaler sur cette piste offre donc deux facettes d’un même monde péri-urbain assez typique finalement : d’un coté quelque chose qu’on peut sans doute encore appeler un écosystème, produit d’interaction entre le vivant et son milieu et, de l’autre, un espace qui s’est artificialisé en quelques décennies. A ce titre, la comparaison des photo aériennes du secteur (cliquez sur le curseur au milieu de l’image pour faire glisser la vue), entre les années 50 et 2018 permet de prendre conscience de la façon dont le réseau routier a structuré l’aménagement de la plaine de la Leysse :

Même si elle a été chenalisée, et récemment “renaturée” à coups de bulldozer, la rivière, à la fois vive et peu profonde, abrite truites, martin-pêcheurs et autres animaux, également protégés par la ripisylve. Et à coté de ça : béton, goudron et voitures, et où rien ne vit librement, ni végétaux ni animaux, à part des humains, voilà ce qui caractérise plutôt les milieux ravagés de la plaine. Tout y a été aménagé pour être accessible en bagnole à coup de grands plans organisant le terrassement, le goudronnage et le bétonnage de ces terres autrefois vivantes : parler d’écosystème ici n’a aucun sens…

Vu depuis ma selle, voilà donc un territoire schizophrène, où l’on peut d’un coté se faire surpendre par un rapace planant à quelques mètres au-dessus de la tête et par les odeurs d’ail des ours, et de l’autre où l’on est assomé par le vacarme assourdissant de l’autoroute et son flot de camions et de voitures et où l’artificialisation est presque totale : une diversité à la fois chaotique et réjouissante d’un coté, bref, la vie, et une uniformité toxique et déprimante de l’autre…